1Les jeunes femmes normaliennes en éducation physique présentent des parcours marqués par une double excellence qui interpelle. Dotées d’un fort capital sportif et réussissant dans une filière scientifique, elles cumulent des capitaux sportifs et scolaires au sein d’espaces masculins tout en y développant des logiques féminines, notamment en optant pour des projets professionnels privilégiant la conciliation des sphères de vie avec l’ambition scolaire puis professionnelle [1]. Le parcours de ces jeunes femmes, oscillant entre transgression et reproduction de genre, interroge tout particulièrement les stratégies qui sous-tendent des orientations scolaires et professionnelles atypiques elles sont statistiquement minoritaires et la difficile transmutation de l’excellence scolaire des filles en excellence des carrières [2] ». Préparant l’agrégation d’Éducation physique et sportive EPS tout en se formant à la recherche, ces normaliennes sont élèves du département 2SEP » de l’École normale supérieure Cachan ENS-Cachan ouvert en 2002 et accessible par voie de concours après deux années d’études effectuées dans la filière universitaire sciences et techniques des activités physiques et sportives STAPS. Jusqu’en 2005, année qui fut marquée par leur absence totale parmi les lauréats du concours d’entrée, les filles y étaient fortement minoritaires. Depuis 2008, les proportions tendent à s’équilibrer. 2Nombre de travaux se sont intéressés aux conditions d’accès, pour les femmes, à ces deux univers historiquement masculins le sport et les études en STAPS d’un côté, les grandes écoles, de l’autre. L’accès à la pratique du sport a été une très longue conquête » des femmes pour le droit de pratiquer [3], être reconnues au sein des institutions organisant et gérant le sport et y être socialement acceptées. Qu’il s’agisse de la pratique, de la place des femmes dans les institutions et aux postes de dirigeants, ou encore de la médiatisation de leurs performances, les femmes demeurent aujourd’hui fortement sous-représentées dans le monde sportif. En outre, et alors qu’aucun règlement ne pose plus d’interdit, on observe une distribution différentielle des deux sexes dans les disciplines sportives. De fait, les sports demeurent sexués tout comme l’institution sportive [4]. Dans nombre de sports, les femmes restent minoritaires, en particulier dans les disciplines de tradition masculine » telles le football, le rugby, les boxes, l’haltérophilie, les sports motorisés ou encore les sports de pleine nature, à forte incertitude et à risques [5]. Autre réalité persistante, la moindre présence des femmes dans la compétition sportive elles comptent durablement pour environ un quart des compétiteurs en France [6], nombre d’entre elles manifestant une moindre appétence pour la compétition en général [7], sportive en particulier, et ce, dès la jeunesse [8]. Enfin, plus ce niveau de performance et de compétition s’élève, moins les femmes sont présentes et visibles elles constituent 36 % de l’ensemble des quelque 8 000 sportifs officiellement classés athlètes de haut niveau en France et les championnes, sous-représentées dans les médias, n’occupent que rarement la une de l’Équipe. Partant, il n’est guère étonnant d’observer que, parmi les étudiants entrant en STAPS au plan national, à peine un tiers sont des filles, faisant de cette filière l’une des moins féminisées de l’université, avec les mathématiques et la physique [9]. C’est là une conséquence logique de ce que l’on observe en amont puisque, d’après les enquêtes sur les pratiques sportives des jeunes, seulement 10 à 15 % des filles de terminale pratiquent le sport de compétition en club [10]. 3L’accès aux filières d’excellence scolaire présente à son tour une sexuation persistante, qu’il s’agisse des classes préparatoires [11], des grandes écoles [12], des filières prestigieuses ou de nombreuses filières du secondaire et du supérieur. Les garçons sont très surreprésentés dans les filières scientifiques et techniques, quand les filles le sont au sein des qualifications dans le tertiaire ainsi que dans les études en lettres, sciences humaines, arts, langues [13]. L’antenne de Bretagne de l’ENS Cachan devenue ENS de Rennes, qui compte au total, en 2013, 30,9 % de filles, n’échappe pas à cette classique répartition sexuée des différentes disciplines les filles sont très minoritaires dans les filières telles la mécatronique ou les mathématiques où elles représentent respectivement 5,5 % et 21,9 % des normaliens ; elles sont bien davantage présentes dans les filières telle l’économie-droit-gestion où elles représentent 65,3 % des normaliens source ENS. Les travaux concernant les filles ayant connu des trajectoires scolaires et/ou professionnelles atypiques par le niveau visé et atteint ou par le type de filière choisi soulignent la complexité des mécanismes de cette transgression », avec des interprétations multiples le poids des socialisations familiales au sein desquelles se jouent des projections et aspirations parentales [14], l’influence de l’héritage maternel, la plus grande liberté » de choix des filles au regard des résultats scolaires en lien avec la moindre injonction de réussite [15], l’intériorisation des rôles et le poids des stéréotypes de sexe qui façonnent des représentations de soi [16], l’évitement de la possible et douloureuse rupture identitaire » par une non-conformité à son groupe de sexe toujours chargée d’un coût » [17], le développement de stratégies qui anticipent la prise en compte de la division du travail dans la vie de famille et les caractéristiques du marché professionnel [18], le poids des représentations des métiers au moment des choix d’orientation [19]. 4Les normaliennes en sciences du sport et éducation physique, population jamais étudiée encore, offrent une focale intéressante parce qu’elles permettent d’interroger les stratégies d’orientation de jeunes filles entrées dans ce département sciences du sport et de l’éducation physique de l’École normale supérieure au regard de leur double excellence, sportive et scolaire, c’est-à-dire dans des sphères jusqu’alors analysées et pensées séparément, le sport et l’école. Dans quelle mesure valorisent-elles, de manière optimale, ce double capital sportif et scolaire aux moments clés de leurs choix d’orientations ? 5Cette contribution s’attache aux effets paradoxaux de la possession de compétences et de capital sportifs sur les parcours des normaliennes. Elle analyse les stratégies d’orientation de ces jeunes femmes pour qui le goût du sport est central et qui les conduit à opter pour des orientations scolaires, puis professionnelles, oscillant entre conformité et atypisme, le plus souvent en deçà de ce à quoi elles peuvent prétendre. Les stratégies sont ici entendues au sens de Pierre Bourdieu. Vues non pas comme un calcul cynique [20] » ou comme une recherche consciente de la maximisation d’un profit spécifique », elles renvoient à une relation inconsciente entre un habitus et un champ » et ont affaire à la continuité intergénérationnelle » pour reprendre Alain Dewerpe [21]. Les stratégies sont générées par l’habitus, système de dispositions acquises par l’apprentissage implicite ou explicite qui fonctionne comme un système de schèmes générateurs », habitus jouant en tant que principe générateur de stratégies permettant de faire face à des situations imprévues [22] ». 6L’analyse s’appuie sur des entretiens semi-directifs réalisés avec tous les agrégatifs de deux promotions, soit 9 filles et 10 garçons, avec une attention particulière portée à ceux des filles [23]. Le traitement thématique des entretiens s’est tout particulièrement attaché aux stratégies » évoquées par les étudiant-e-s à des moments clés de leur parcours scolaire au moment du baccalauréat, l’année du concours d’entrée dans le département, l’année de l’agrégation et les années consécutives à son obtention, mais aussi à leur socialisation familiale en particulier en matière de rapport à l’école, de poids du sport dans la vie familiale et les parcours scolaires de la fratrie. La démarche résolument qualitative s’appuie par ailleurs sur des données d’une enquête par questionnaires. Réalisée auprès des normalien-ne-s qui ont intégré ce département depuis sa création en 2002, l’enquête rassemble une soixantaine de questionnaires 38 garçons, 21 filles sur les 149 normalien-ne-s identifié-e-s entre 2002 et 2009 [24]. Celle-ci ne vise pas à identifier d’éventuels facteurs déterminant une stratégie d’orientation, ni même à proposer une hiérarchisation de ces facteurs, mais à contextualiser les logiques d’orientation et les parcours de ces jeunes filles, en rapport avec des tendances relevées par d’autres enquêtes réalisées sur les orientations scolaires et professionnelles des jeunes femmes. 7Dans un premier temps, nous découvrons des normaliennes qui se distinguent de leurs congénères par leur double excellence en sport et filière S, avec des profils semblables aux garçons. Ensuite, les arbitrages effectués au moment du baccalauréat montrent à quel point les normaliennes, davantage que les garçons, ont donné la priorité au sport face à des ambitions scolaires pourtant largement exprimées dans leur entourage familial et professoral. Dans la partie suivante, l’hypothèse d’un retour aux ambitions scolaires du fait de l’intégration à l’École normale supérieure s’avère très largement nuancée parce que les normaliennes semblent tout particulièrement sous-estimer leurs compétences et être moins mobilisées par des ambitions » que par l’idée d’aller chercher un appui, dans l’institution scolaire, pour réussir à obtenir le CAPEPS plutôt que l’agrégation, nouveau signe d’ambitions toutes relatives au regard de leur profil scolaire, sportif et familial. Enfin, l’ auto-exclusion » des normaliennes de projets professionnels à la mesure de leur excellence est pointée la réduction des possibles et les arguments qu’elles avancent indiquent que ces jeunes femmes ont intériorisé les assignations sexuées et en particulier les contraintes de la division sexuelle de toutes les formes de travail. Le passage par l’ENS n’a, semble-t-il, pas modifié leur projet professionnel, ni la façon de s’y projeter, alors même qu’il ouvre des perspectives vers des activités et positions – Une double excellence familialement acquise qui les distingue8En investissant conjointement deux espaces masculins lors de leur scolarité au lycée, les normaliennes en EPS présentent des parcours qui les rendent atypiques au regard des filles de leur âge elles sont inscrites en baccalauréat scientifique et elles pratiquent le sport de compétition, deux caractéristiques peu fréquentes chez les jeunes filles en dehors des familles favorisées. Atypiques, elles le sont également parce qu’elles présentent un profil scolaire et sportif de niveau plus élevé que leurs homologues masculins. 9Provenant très majoritairement à plus de 90 % de la filière dite d’excellence du lycée, la filière scientifique, leur niveau scolaire est meilleur que celui des normaliens elles ont obtenu le baccalauréat en étant, en moyenne, plus jeunes qu’eux un quart des normaliennes a obtenu le bac à 17 ans, mais aucun des normaliens, 95 % d’entre eux l’ayant obtenu à 18 ans ; elles ont davantage opté pour l’option la plus prestigieuse mathématiques et elles ont été plus nombreuses à obtenir les mentions les plus élevées les trois quarts des filles ont obtenu la mention bien ou très bien au baccalauréat pour la moitié des garçons. Outre cette meilleure réussite scolaire au terme du lycée, les normaliennes se distinguent par un engagement sportif au moins équivalent sinon supérieur à celui des garçons, notamment par leur niveau de compétition. Ces filles ont toutes fait du sport en club et, pour plus de la moitié, deux sports au moins elles ont développé une pratique majoritairement instituée peu de pratique auto-organisée, de surcroît de bon, voire de haut niveau puisque les deux tiers ont atteint un niveau de compétition régional ou national [25]. Deux tiers des filles comme des garçons annoncent aussi une pratique compétitive en sport scolaire UNSS [26]. Par l’intensité et le niveau de compétition atteint, ces normaliennes appartiennent à cette minorité de jeunes filles inscrites dans l’excellence sportive en France, 17 % des filles de 15 à 17 ans font au moins un sport en compétition quand c’est le cas de 39 % des garçons du même âge [27] et, parmi les sportifs de haut niveau, un peu plus d’un tiers sont des femmes [28]. De plus, elles figurent parmi les meilleurs élèves en EPS durant le collège et le lycée [29]. Les normaliennes se distinguent donc par le type et le volume de deux formes de capital le scolaire et le sportif. Mais si toutes ces caractéristiques font d’elles des filles atypiques, elles apparaissent conformes » à la distribution sexuée par les activités sportives choisies quasiment tous les normaliens 27 sur 31 ont pratiqué au moins un sport collectif handball et football principalement, alors que seules trois filles sont dans ce cas, les autres ayant majoritairement pratiqué des sports individuels athlétisme, gymnastique, danse et parfois des sports de raquette tennis, badminton, activités majoritairement investies par les femmes [30]. 10Ces parcours atypiques s’inscrivent dans le prolongement d’une socialisation familiale de classes favorisées qui cumulent les capitaux 43 % des normaliennes ont un père appartenant à la catégorie cadres et professions intellectuelles supérieures » pour 63 % des pères des garçons, alors que cette catégorie représente 17,6 % de la population active au plan national [31]. À l’instar des pères, les mères [32] cadres et professions intellectuelles supérieures » sont également surreprésentées, un peu plus souvent pour les garçons 45 % que pour les filles 29 %. Dans près de 9 cas sur 10, ces dernières ont, comme les normaliens, un père qui est ou a été sportif en ayant pratiqué en compétition dans environ 40 % des cas et à un niveau régional ou national le plus souvent, elles ont plus fréquemment des mères sportives 71 % d’entre elles pour 63 % d’entre eux et qui ont pratiqué en compétition 43 % des normaliennes ont une mère ayant pratiqué en compétition, proportion très élevée par comparaison avec les données nationales, puisque 12 % des Français de plus de 15 ans pratiquent un sport en compétition, dont un quart sont des femmes, proportion inchangée depuis le milieu des années 1980 [33]. Quand les normaliennes ont un frère, il pratique du sport, ce qui n’est pas le cas des normaliens dont les frères ne pratiquent pas toujours. Quand les normaliennes ont une sœur, elle est sportive dans la moitié des cas quand les garçons ont une sœur, les deux tiers font du sport. En somme, toutes proportions gardées, les normaliens sont issus de familles moins sportives » par leurs pères, mères et fratrie masculine. Les normaliennes ont donc bénéficié d’une socialisation sportive familiale bien au-delà de la moyenne et plus fréquemment que leurs homologues masculins, en particulier par l’intermédiaire des mères qui pratiquent en compétition dans des proportions exceptionnellement élevées par comparaison avec les mères des garçons et avec la moyenne des femmes en France. 11Si les normaliennes ne dérogent pas aux profils sociaux des élèves, garçons comme filles, qui entrent dans les grandes écoles et qui sont majoritairement issus de familles favorisées, elles se distinguent par une configuration familiale particulière, avec une mère cadre supérieure et compétitrice, configuration qui accroît la probabilité de pratique des filles, a fortiori lorsque la mère est diplômée [34]. Ces jeunes femmes présentent donc des parcours associant une double réussite, scolaire et sportive toutes deux supérieures à leurs homologues masculins, non sans lien avec une socialisation familiale marquée par un cumul des capitaux et une forte culture sportive, en particulier du côté des mères à l’instar des normaliennes scientifiques dont le parcours est marqué par des femmes fortes [35] ».II – Le sport plutôt que les ambitions scolaires…12Les arbitrages effectués au moment du baccalauréat montrent à quel point les normaliennes, davantage que les garçons, ont donné la priorité au sport face à des ambitions scolaires pourtant largement exprimées dans leur entourage familial et professoral, les conduisant à opter pour une orientation en STAPS plutôt que vers une grande école. 13Si pour tous, le choix d’entrer en STAPS domine les projets d’études durant le lycée et non l’intégration d’une grande école c’est sans connaître le concours et les études de l’ENS qu’ils ont choisi la filière STAPS, à quelques exceptions près, les problématiques d’orientation après l’obtention du baccalauréat se sont posées différemment pour les filles et les garçons. Les trois quarts des filles disent avoir hésité, durant le lycée, entre plusieurs orientations d’études supérieures. Or, les normaliennes n’ont pas mis en balance, au moment de leur choix, deux formations d’excellence, mais STAPS versus grandes écoles [36], en sachant que tous filles comme garçons disposent du capital scolaire et familial pour se diriger vers les grandes écoles et que ce choix d’orientation des filles vers les STAPS ne laisse pas l’entourage indifférent. Il s’effectue, pour elles plus que pour eux, à l’encontre des conseils de leur mère et de leur professeur principal. Moins encouragées que les garçons à s’orienter vers STAPS, elles peuvent même en avoir été détournées. Carmen évoque les tiraillements qu’elle a ressentis au moment où elle a dû choisir son orientation post-baccalauréat en terminale On me soutenait, on me soutenait sans me soutenir quand on a une maman qu’est prof… même si elle est prof d’EPS, avant tout, c’est la réussite scolaire qui compte ! Et je pense que… quand je réfléchis à ma carrière entre guillemets de joueuse de tennis, ça aurait peut-être été plus facile si j’avais été moins douée à l’école. » Et lorsqu’elle resitue le poids de l’entourage, elle évoque sa mère, sa possible ouverture » à d’autres voies et son propre goût pour le sport qu’elle inscrit dans des dispositions masculines [Ma mère] est prof d’EPS, donc quand même ouverte, enfin je pense à ça… Enfin je sais pas, puis j’avais un côté peut-être, j’avais vraiment un côté garçon manqué quand j’étais petite ; j’avais les cheveux courts, très courts ; je ne voulais pas mettre de robe, pas de jupe, j’étais tout le temps en short, puis j’étais dehors, je voulais faire du sport, donc peut-être qu’elle avait peur que, m’inscrire en plus dans un sport, ça renforce euh… ça renforce ça. » Carmen indique par ailleurs que plus petite, elle voulait à tout prix faire du foot, mais que sa mère avait résisté, [c’était] un monde “trop masculin” selon elle ». 14Les filles à qui l’on a suggéré d’autres études que STAPS, que ce soit leur mère ou professeur principal, se sont toutes vu conseiller des classes préparatoires aux grandes écoles et dans les mêmes disciplines que les garçons biomédical, math-sup », classe préparatoire ou grande école scientifiques. Elles ont été encouragées à s’orienter vers des filières de prestige et à se détourner de filières moins élitistes et symboliquement estimées. La tête » plutôt que les jambes… Ceux qui soutiennent ce choix peu convenu pour des filles sont des professeurs principaux ou des ami-e-s, c’est-à-dire des autruis significatifs [37] » en dehors de la famille. Les propos de Noémie montrent à quel point son choix d’études rompt avec les souhaits de ses parents un père agrégé et une mère enseignante-chercheure en biochimie, pas sportifs » et même peu favorables à la pratique sportive de leur fille par ailleurs inscrite dans une classe musique Pour eux, le sport c’était antinomique de la réflexion en quelque sorte ; j’étais dans une filière musicale au collège, donc là une classe avec des très bons élèves. Ils souhaitaient que je reste dans cette filière-là. » Elle renvoie son choix d’orientation en STAPS aux parents de son amie d’enfance, tous deux enseignants d’EPS en STAPS. L’analyse des réactions de l’entourage lorsque les jeunes futur-e-s normalien-ne-s étaient indécis confirme cette idée d’une orientation transgressive par le choix de STAPS les pères comme les mères sont plus nombreux à encourager leur garçon que leur fille à entrer en STAPS dans 5 cas sur 10 les pères encouragent leurs garçons à entrer en STAPS, dans 4 cas sur 10 pour les filles. Dans un cas sur deux, autant pour les filles que les garçons, les professeurs d’EPS les encouragent dans cette voie ; mais les professeurs principaux les ont rarement poussé-e-s vers celle-ci, en particulier les filles. Ces normaliennes ont donc été encouragées à s’orienter vers des filières d’excellence et soumises à une injonction familiale et professorale de réussite selon le modèle d’excellence sociale. Dans leur mise en balance STAPS versus grande école, elles ont privilégié STAPS en ignorant encore quasiment toutes qu’elles s’orienteront vers la formation d’excellence que représente l’ENS, disposant pourtant d’un bagage plus élevé que les garçons et appartenant à des fratries dans lesquelles des frères et/ou sœurs ont entrepris des études dans des grandes écoles ou des classes préparatoires ou envisagent de le faire. Bref, alors qu’elles accumulent les propriétés propices à une réussite en grande école, elles ont opté pour l’université et la filière STAPS, le plus souvent en contrepoint des injonctions parentales et d’une reproduction familiale probablement assurée. Toutes n’entrent pas dans cette configuration la plus partagée. Mauranne n’est pas explicitement encouragée à entrer en STAPS, mais le déterminant familial est important. Elle apparaît comme l’ héritière » d’un père décédé lorsqu’elle a 16 ans, qui n’a plus son mot à dire », mais qu’elle cite en premier lieu lorsqu’il s’agit d’évoquer son orientation. Elle réalise le projet initié par son père dont elle était proche – son entraîneur de 800 mètres, une discipline également pratiquée par son frère, et dans laquelle elle réussit. 15Une telle orientation, vers une filière considérée comme peu prestigieuse, ne déroge pas à la tendance générale identifiée à propos des usages de la scolarité secondaire et des orientations post-baccalauréat [38], à savoir une concentration des intentions féminines vers les filières les plus modestes. Faut-il y voir une capacité à se distancier des attendus scolaires et sociaux – les élèves en réussite scolaire sont poussés vers des formations sélectives – ou bien déjà la marque d’une prépondérance accordée à l’extra-scolaire dans leurs arbitrages ? 16L’orientation des filles futures normaliennes vers cette filière moins prestigieuse et masculine » les STAPS apparaît très largement liée au primat qu’elles accordent au sport, sous trois formes de valorisation différentes exposées ici par ordre d’importance dans leurs discours. 17Entrer en STAPS peut être perçu comme un moyen de poursuivre, voire de privilégier, une carrière sportive de haut niveau cas repéré chez les filles, mais pas chez les garçons. Amélie indique bien ce qui l’a conduite à choisir cette filière En terminale bac maths, je pratiquais la gymnastique au niveau national, en championnats de France et je m’étais inscrite en prépa… J’avais fait maths et bio, j’avais été prise en maths annulant l’inscription en bio du coup. Je voulais plutôt aller en bio. Du coup, je suis allée en STAPS. En fait, quand j’étais plus petite, je voulais faire prof d’EPS. Je faisais beaucoup de gymnastique et cela voulait dire que soit j’arrêtais, soit il fallait que je n’en fasse plus qu’une fois par semaine et ça, ce n’était pas trop envisageable, donc c’était tout ça en fait. » Carmen explique bien la complexité de l’arbitrage Moi je voulais faire du tennis, moi hein sourire ! Enfin… mes parents m’ont soutenue par rapport à ça, avec des ambitions j’avais une structure, enfin un entraîneur […] On me soutenait, enfin […], c’est bête à dire, mais j’en suis persuadée quoi si j’avais été moins bonne à l’école, j’aurais peut-être eu des parents qui m’auraient déscolarisée, qui m’auraient inscrite au CNED pour que je puisse partir en tournoi, pour jouer davantage… […] Il se trouve qu’en terminale j’étais pas du tout partie pour m’inscrire en STAPS, j’étais inscrite en prépa HEC, donc à la fin de la terminale S, inscription en prépa HEC. Et cette année-là, je fais de très bons résultats, je finis huitième junior française pendant l’été, donc du coup je me dis… prépa HEC va falloir poser la raquette parce que je n’aurai pas le temps de jouer et j’avais quand même dans l’optique, à un moment, de tenter ma chance sur le circuit professionnel. Donc ma mère, étant prof d’EPS…, aimant l’EPS et aimant le sport, je me suis dit “Bah on va quand même prendre une inscription en STAPS.”. Et puis je me suis décidée à la rentrée au mois de septembre, je me suis dit “Je vais pas en prépa HEC, j’irai en STAPS, j’aurai du temps pour jouer au tennis”. » Dans ce cas, le choix d’entrer en STAPS permet de poursuivre une carrière de tennis de haut niveau encouragée par le père et d’envisager un métier lié au sport dans la lignée d’une mère enseignante d’EPS, c’est-à-dire de valoriser un capital sportif tout en poursuivant une voie d’excellence. 18Sans aller jusqu’à envisager une carrière sportive de haut niveau, choisir STAPS peut aussi correspondre au souhait de s’engager dans une formation dont la charge de travail est supposée moindre par comparaison avec les classes préparatoires et en tout cas compatible avec une activité sportive extra-universitaire. Aline, par exemple, qui a voulu continuer [son] sport pour s’épanouir », explique Les STAPS au début, enfin c’est un peu… pas très réputé, et comme j’ai un frère et une sœur qui ont fait prépa, donc c’est vrai que… et mon père est enseignant en classes préparatoires [en math sup CMPSI, sciences industrielles]. […] J’ai un frère et une sœur, tous les deux plus âgés ; je suis la petite dernière, la seule qui soit vraiment engagée dans un profil sportif. Ce n’est pas qu’ils ne font pas de sport, mais pas en compétition. Donc j’ai démarré [le sport de compétition] tard, en seconde, et du coup, quand je les ai vus travailler, je me suis dit “Mince, je commence à avoir des résultats et moi je n’ai pas envie de faire que ça et d’abandonner tout mon sport, s’il y a moyen de réussir”… Bon ils ne m’ont jamais barré la route pour aller en STAPS, mais c’est vrai que… je me souviens, ça m’avait frappée à mon inscription en L1 STAPS, on m’avait dit, presque “Qu’est-ce que tu viens faire ici quoi ? Avec tes notes !” » 19S’orienter en STAPS peut enfin s’effectuer en lien avec une perspective professionnelle enseigner l’EPS. En terminale, j’étais en option SVT et je faisais aussi la mention complémentaire EPS, donc en fait, depuis toute petite j’avais envie d’aller en STAPS pour faire professeur d’EPS, donc je savais normalement où j’allais… » Noémie, dont la mère est maître de conférences et le père agrégé. En fait, nombre de normaliennes, pour ne pas dire toutes les interviewées, indiquent que ce projet d’être enseignante fut précoce, assimilable à une vocation » Depuis toute petite […] j’ai toujours voulu être prof d’EPS », précise Mauranne. Dans le cas de Flora, ce projet s’inscrit dans une longue lignée familiale Je suis la quatrième génération à faire cela donc c’est vrai que j’ai toujours baigné dans ce milieu. » Si cet arbitrage ne différencie pas véritablement les filles des garçons, puisqu’elles ont ce projet dans huit cas sur dix, comme eux, il les place dans une situation atypique elles s’orientent vers un métier étiqueté féminin » l’enseignement, mais dans une discipline peu valorisée dans la hiérarchie des disciplines scolaires [39] et progressivement moins investie par les jeunes femmes [40]. 20Dans tous les cas, les arbitrages effectués par les filles s’opèrent au bénéfice d’études en STAPS – alors qu’elles ont plus souvent reçu des encouragements en faveur des grandes écoles et qu’une entrée en STAPS était moins souvent approuvée, c’est le goût du sport sous des formes différentes qui l’a emporté. Elles disent ne pas vouloir renoncer à leurs pratiques sportives, dans lesquelles elles sont très investies et de longue date, et où elles sont en réussite ; elles ont donné le primat à leur goût du sport au détriment d’ambitions scolaires ; elles ont privilégié l’extrascolaire au scolaire. D’une certaine façon, l’entrée à l’université, en sciences du sport, leur permet de prolonger leur parcours atypique de bachelières en réussite en sciences et en sport. Mais en prolongeant leur singularité, elles se ferment à l’opportunité de s’orienter dans une grande école elles s’auto-excluent des voies d’excellence scolaire conventionnelles, mais elles prolongent la logique familiale maternelle de cumul des capitaux scolaires et sportifs. Elles se distancient des normes scolaires et réaffirment un parcours atypique de double excellence en dehors de toute projection ultérieure d’entrée à l’ENS 85 % des normalien-ne-s ne connaissaient pas le département 2SEP de l’ENS Cachan lorsqu’ils sont entrés en STAPS. Leur entrée à l’École normale supérieure constituerait-elle un retour aux ambitions scolaires familialement encouragées ?III – Intégrer l’École normale supérieure un retour aux ambitions scolaires ?21Plusieurs indicateurs concernant les conditions ayant conduit ces jeunes femmes à envisager cette orientation semblent contredire l’hypothèse d’un retour aux ambitions scolaires. 22La découverte du département s’est souvent réalisée par l’intermédiaire d’enseignants en STAPS qui, au vu de la réussite de certains, ont pu leur dire Pour les intellectuel-le-s, il y a le concours de l’ENS. » Les pairs sont à leur tour fréquemment déclencheurs dans la décision de tenter le concours plusieurs normaliennes mentionnent le cas de camarades filles en formation avec elles, pour d’autres, leur petit ami, les unes et les autres ayant eux-mêmes préparé, ou intégré le département [41]. Anaë évoque ainsi sa connaissance du département en terminale et l’incitation faite par un enseignant STAPS Moi j’ai entendu parler du concours quand j’étais en terminale, un peu par hasard, mais très vaguement, et on m’en a reparlé…, je sais plus si c’était en première ou en deuxième, je l’ai passé en deuxième [année de STAPS], non je l’ai su en première année, un prof d’EPS qui m’a dit “Ben tu vas en STAPS, tu pourrais peut-être tenter”… » Quant à Noémie, elle découvre l’existence du département lorsqu’elle est en terminale parce que son petit ami passe le concours d’entrée. À l’exception de l’une d’entre elles dont le père, enseignant d’EPS et responsable syndical, avait eu connaissance du département dès sa mise en place, et pour qui l’entrée en STAPS plutôt qu’en classe préparatoire avait été conditionnée par l’existence de ce département, l’entourage familial est peu cité. Cependant, par ce choix de l’ENS, les filles opèrent, in fine, la réalisation de ce qui était familialement souhaité et objectivement probable pour elles faire une grande école [42]. 23Lorsqu’on s’intéresse aux motifs d’orientation vers ce département, des différences apparaissent entre garçons et filles. En effet, si 58 % des garçons mentionnent l’excellence et la réputation de l’école/du diplôme comme premier motif de choix de ce concours, c’est le cas de 43 % des filles. Pour les autres, il s’agit d’obtenir le statut de normalien rémunéré les garçons plus fréquemment que les filles ou, pour d’autres encore, d’intégrer la préparation à l’agrégation externe ou encore les perspectives de carrière. L’idée d’excellence apparaît donc moins déterminante de l’orientation des filles vers ce concours, alors même qu’elles sont surdotées avec de meilleurs résultats au baccalauréat, en pratiques sportives, dans leurs études STAPS au moment du concours… et qu’elles n’ont comme les garçons d’ailleurs, dans 95 % des cas entendu aucune réticence de leur entourage à l’idée qu’elles entrent à l’ENS, sans pour autant être à l’initiative explicite de cette orientation. 24Mauranne par exemple, admissible à l’agrégation au moment de l’entretien, n’a pas changé de projet professionnel au fil de sa trajectoire elle veut être professeure d’EPS J’ai été baignée un peu là-dedans » ; mes grands-parents qui sont plus portés sur le diplôme et surtout le faste des études, du diplôme, de la carrière, enfin de ce côté-là, eux, le fait que je sois en STAPS ça leur plaisait pas. L’année dernière, déjà en fin d’année, mon grand-père [ancien militaire haut gradé, la grand-mère a fait bac + 3] me disait “Qu’est-ce que tu veux faire en fait Mauranne ?” – “Bah professeur d’EPS, ça n’a pas changé” et puis il me dit “Ah bon, mais, moi je croyais que tu ferais autre chose vu ton école maintenant la politique ou je ne sais quoi, l’ENA.”. Je sais plus ce qu’il m’a sorti, enfin ce n’est jamais un truc qui m’a plu et juste à mon avis dans l’idée de prestige nous soulignons, pour continuer quoi. Mais enfin c’est pas du tout, ça me plairait pas, donc ça me plaît pas en tout cas ! Quand je lui ai dit que j’étais admissible et il m’a dit “Oh nous sommes très fiers de toi, tu es un bel exemple pour tes frères et sœurs et tes cousins, cousines.” » Cléa parents ayant tous deux un niveau d’études à bac + 5, un frère en prépa HEC et un autre, plus jeune qui parle » d’une école d’ingénieur, de Ponts et Chaussées…, admissible au concours de l’agrégation, tient elle aussi à être professeure d’EPS Je pense qu’il y a cette barre aussi, bac + 5, “tu ne feras pas moins que tes parents”, d’un point de vue scolaire, je pense qu’elle sa mère fera tout pour qu’on réussisse. Et je pense que c’est pour cela que le fait que je fasse STAPS, cela ne l’a pas enchantée parce qu’elle savait que je pouvais faire entre guillemets d’autres choses plus intellectuelles. Peut-être, qu’il y a ce complexe-là d’avoir fait des études plus sur le corps et que cela est moins valorisant que certaines études intellectuelles, et que j’aurais peut-être pu faire l’école de commerce que je n’ai pas faite. Il y a peut-être ce jeu-là et cela m’entraîne à peut-être envisager un M2, et puis on verra après… » Ces filles réalisent donc ce qui était objectivement probable pour elles, d’un point de vue scolaire et familial, en même temps qu’elles satisfont leur projet professionnel majoritaire parmi les filles, à savoir devenir professeure d’EPS dans le secondaire. 25Malgré leur surdotation et une orientation attachée à la réalisation d’un projet professionnel ancré de longue date, les filles hésitent davantage lorsqu’il s’agit de tenter le concours d’entrée. Filles et garçons affichent des représentations et des postures différentes quant à la passation d’un concours objectivement très sélectif. Les normaliennes évoquent spécifiquement leur sentiment d’un concours difficile, la nécessaire motivation pour rester engagée dans une préparation solitaire en l’absence de préparation dans les UFR, le fait de consentir à un éloignement d’avec sa région d’origine où existent des investissements et engagements sportifs et/ou affectifs, voire sentimentaux, le manque de confiance et la volonté d’y croire ». Elles mentionnent des termes renvoyant à l’intériorisation d’un sentiment d’infériorité et de compétences pensées comme insuffisantes alors même qu’elles disposaient, objectivement, d’un capital scolaire et sportif plus élevé que les garçons. Ceux-ci soulignent, quant à eux, plus volontiers l’importance de déconstruction de la représentation erronée du concours » son élitisme notamment, déconstruction qui s’opère à l’occasion d’une présentation du département par un normalienne et/ou après avoir passé une première fois le concours. Car, contrairement aux filles qui l’ont réussi au premier passage dans les trois quarts des cas, les garçons ont plus souvent obtenu le concours au second passage un peu plus de la moitié d’entre eux l’ont réussi la première fois. Certains disent ne pas avoir vraiment préparé », avoir passé ce concours en touriste », n’avoir rien à perdre », ou tenter leur chance » propos n’apparaissant pas parmi les filles. On entend bien ici le poids des schèmes de perception liés au genre dans les modalités de perception/verbalisation des compétences et des institutions, modalités qui sont au cœur de l’inscription et de l’engagement dans une démarche d’excellence ce que suppose le fait de passer le concours d’entrée à ce département et ce, alors même que la possession objective de capitaux sociaux, scolaires et sportifs place nombre de filles en probable réussite. On peut en effet souligner qu’en deuxième année de licence STAPS, au moment de passer le concours de l’ENS, les filles sont en plus grande réussite que les garçons [43]. 26Exprimant souvent des doutes et des hésitations, les normaliennes semblent sous-estimer leurs compétences et être moins mobilisées par des ambitions que par l’idée d’aller chercher un appui, dans l’institution scolaire, pour réussir à obtenir le CAPEPS, c’est-à-dire le concours qui leur permettra d’atteindre la profession qu’elles visent dans un contexte où le CAPEPS et l’agrégation restent particulièrement sélectifs. L’agrégation – à laquelle l’ENS prépare et qu’il est obligatoire » de passer –, apparaît pour certaines comme une cerise sur le gâteau [44] » signe à nouveau d’ambitions toutes relatives au regard de leur profil scolaire, sportif et familial. Elles entrent dans une filière d’excellence scolaire, selon une logique féminine ».IV – L’obtention de l’agrégation externe vers des projections professionnelles ambitieuses » ?27Une fois l’agrégation obtenue, diverses possibilités s’offrent aux normalien-ne-s exercer comme professeur-e d’EPS en établissement scolaire ou s’orienter vers la recherche/un doctorat, ou encore partir à l’étranger avec un report de l’année de stagiaire. 28L’année de l’agrégation externe, c’est-à-dire après presque trois années de formation dans cette grande école, lorsqu’on les interroge sur l’existence d’un autre projet professionnel pour l’avenir, les deux tiers des filles disent ne pas en avoir, et pour 24 % d’entre elles, ce serait un métier dans la recherche. Une seule normalienne parmi les enquêtées envisage un poste à responsabilité dans un établissement scolaire. Les garçons sont bien plus nombreux à formuler d’autres ambitions 37 % voudraient exercer un métier dans la recherche et 26 % obtenir un poste à responsabilité dans un établissement scolaire. Tous n’entrent pas dans cette même logique d’ascension. C’est par exemple le cas de Basile J’avais déjà une idée assez précise, assez jeune, de la voie dans laquelle je voulais me lancer et je n’avais pas envie de passer deux années à travailler comme un fou pour faire quelque chose qui, après, ne me plairait pas forcément. » Il souhaite devenir enseignant d’EPS et n’envisage pas alors de carrière universitaire Dans l’immédiat non, non, donc maître de conférences non. Pour l’instant, ça ne m’intéresse pas, c’est pas vraiment ce que j’ai envie de faire. Après je ne ferme la porte à rien. » Mais si, l’année de l’agrégation, cet étudiant dont les grands-parents sont instituteurs et dont il est proche, ne se projette pas sur un autre projet que celui d’enseigner l’éducation physique dans le secondaire, il a depuis obtenu un poste à l’université, en STAPS et s’est inscrit en doctorat. Ce cas, peu répandu, tend donc à confirmer cette tendance qu’ont les garçons à partager des perspectives d’ascension, logique moins fréquente chez les filles. La quasi-totalité des normaliennes interviewées affirment ce désir persistant d’enseigner dans le second degré, comme Floriane pressée d’aller enseigner » ou Aline qui en a marre des études ». Sensibilisées à la recherche au sein de l’ENS et incitées à suivre cette voie [45], quelques normaliennes l’envisagent comme une éventuelle reconversion » plus tard dotées d’un master, elles pourront toujours entreprendre une thèse. Carmen et Alicia sont atypiques puisque, voulant depuis toutes petites être prof EPS », elles pourront l’être une fois l’agrégation obtenue, mais elles se convertissent » à la recherche. La première trouvera dans cette nouvelle perspective un moyen de réinvestir son capital sportif À l’entrée en STAPS, le projet c’était de devenir prof d’EPS ; j’ai toujours vu les profs d’EPS comme des gens bien dans leurs baskets, contents de ce qu’ils faisaient, et voilà donc, puis j’aime le sport. Et donc c’était quelque chose que j’avais envie de faire. J’ai fait un master 1 en biomécanique, sur le tennis et je voudrais faire de la recherche sur le tennis dans cette voie-là ; j’étais la seule à être en sciences de la vie, tous les autres de la promo était en sciences humaines [durant les études à l’ENS pour passer ce diplôme de master], j’aimerais bien faire une thèse. L’idée, ce serait de faire une thèse en cotutelle, sur la fac de Rennes et avec les grands spécialistes de la biomécanique et du tennis qui sont en Australie. Je passe l’agrégation l’année de l’entretien “pour assurer”. Après la thèse, j’envisage soit de passer la qualification pour être maître de conférences et enseigner à la fac, soit de travailler pour le privé, du style team Lagardère, je ne sais pas si vous connaissez un peu, voilà, qui recrute des chercheurs sur le tennis, soit pour la fédération internationale de tennis, soit pour la fédération française. » Aline, gymnaste de haut niveau, déclare vouloir exercer un métier dans la recherche même si je dois attendre 10 ou 15 ans pour être enseignante chercheure, eh bien j’attendrai ». Les normaliennes sont moins nombreuses à envisager de telles nouvelles perspectives professionnelles envisageables avec l’agrégation externe. Cependant, alors même que d’autres voies s’ouvrent à elles, elles maintiennent le plus souvent leur souhait d’être enseignantes d’EPS et plus fréquemment que leurs homologues 1Aspirations et réalisations professionnelles des normalien-ne-sAspirations et réalisations professionnelles des normalien-ne-s29Les trois principaux motifs qu’elles évoquent pour justifier » leur désir de suivre cette voie montrent qu’elles s’inscrivent en très grande majorité dans une logique de projet professionnel de type féminin » qui s’exprime dans les caractères privilégiés du métier. On retrouve ici le poids de la représentation des métiers le métier d’enseignant-e est perçu comme impliquant des attributs convenant aux femmes » et de ce que Françoise Vouillot appelle la pression à la conformité au groupe de sexe » qui conduit à faire des choix qui éviteront la rupture identitaire », sachant qu’il est difficile de n’être que quelques filles au sein d’une majorité de garçons. Partant, chaque individu souhaite exercer un métier dans lequel son groupe de sexe est majoritaire [46]. 30Le premier argument met en avant les aspects humain et utile » du métier d’enseignant Chloé par exemple Je prépare l’agrégation donc c’est pour enseigner, j’adore être avec les enfants, enfin avec les jeunes, être dans cette relation-là, leur faire découvrir des choses d’un point de vue moteur, mais après, je ne sais pas. » Ou encore Mauranne J’ai toujours voulu être professeur d’EPS [47]. Enfin, quand je me suis posé la question en troisième, ce que je voulais faire, j’aimais bien les métiers de l’éducation, enfin, enseigner au collège et au lycée ça, ça me plaisait. Je souhaite toujours enseigner au collège ; j’ai validé mon CAFEP [48] l’année dernière ; je veux pas, enfin je vais pas laisser passer ça…, le côté éducatif. J’ai été dans une grande famille, toujours un peu sensibilisée à ce côté, grande sœur, enfin aider. J’aime bien aider l’autre à grandir alors. » Ces représentations du métier d’enseignant d’EPS insistent sur le relationnel, le goût acquis d’être avec les enfants, de les aider » ; en un mot, le métier est pensé dans le registre des qualités » assignées au féminin. Julie précise J’ai plusieurs ambitions pour plus tard ; peut-être travailler ou en tout cas être formatrice pour les profs des écoles, niveau EPS, et puis un autre versant qui est justement par rapport à ce que je vais faire l’année prochaine, travailler dans le milieu plutôt du handicap, ou en tout cas avec des publics avec des problèmes de santé. J’aimerais bien. J’avais fait un stage en L2 dans une école avec une politique pédagogique d’intégration, ça me plaît bien quoi… » 31Le deuxième argument avance le souhait d’avoir une vie pour soi, de s’épanouir », notamment avec le désir de poursuivre la pratique sportive qui reste donc toujours centrale dans la structuration de la trajectoire des normaliennes, professionnelle cette fois. Ainsi Julie qui a fait le choix vers l’enseignement » ajoute Je suis attachée à enseigner, mais le gros point positif c’est aussi la qualité de vie…, puis de pouvoir m’investir si je peux reprendre l’entraînement. Oui, l’entraînement dans un club de gymnastique rythmique, en parallèle, c’est ce qui me plairait vraiment quoi. C’est vrai que si on part en recherche, après il faut renoncer… » Noémie dit pour sa part Il faut être passionnée pour faire de la recherche, parce qu’on ne compte pas ses heures ! J’ai un père qui est agrégé et une mère qui est maître de conférences, je vois la différence il y en a un, je l’ai jamais vu et l’autre je le vois sans arrêt à la maison. Et j’avais envie de garder du temps pour moi, pour faire des loisirs et avoir une vie à côté. Je ne crois pas que j’aie une passion au point de faire chercheure. Donc, et voilà donc c’était plus le métier de faire professeur d’EPS. En plus, on me reprochait énormément de passer le CAPEPS alors que c’était mon projet depuis toute petite. On me disait que j’aurais l’agrégation. Bon, en même temps, c’est une sacrée sécurité, on ne la passe pas de la même manière l’agrégation, mais… Et voilà quoi, pour moi, c’était mon projet. » Plus loin, elle précise qu’elle ne se retrouvait pas dans ces exigences de l’ENS pour s’orienter vers la recherche, ce discours assez élitiste au final. Pour moi, ça pose vraiment problème… Je ne m’attendais pas à ce qu’on ait des exigences de prestige à ce point-là. La recherche ça ne m’a vraiment pas plu, les travaux qu’on a faits. Donc je me suis dit que je ne voulais pas faire ce métier-là. Enseignant d’EPS moi ça me convient vraiment. Après je pense pouvoir évoluer quand même, car peut-être qu’on doit se lasser au bout de quelques années. Donc aller vers de la formation, pourquoi pas s’orienter vers ça ou PRAG à la fac. » À la question alors maintenant ? », Aline récente admissible répond C’est enseigner et dans l’idée j’en ai marre quand même, enfin j’en ai marre des études, j’en ai marre des concours, j’ai passé deux fois l’agrèg ; j’ai passé deux fois l’ENS donc ça fait… Enfin moi je suis à bac + 6, donc il arrive un moment où les études… [rire], et on commence à avoir notre…, bon maintenant j’ai envie de profiter un peu de mon copain ou de faire autre chose. » Son choix se pose, après l’ENS, dans les mêmes termes que lorsqu’elle est entrée en STAPS et avant même d’entamer cette formation d’excellence Je suis allée là en me disant que je vais pourvoir faire mon sport, alors classes prépa… Moi, j’avais aussi pour m’épanouir entre guillemets, j’avais besoin de bouger, de faire du sport… » À la relance donc pour souffler vous refaites un master ? » [l’année suivant l’agrégation], elle répond Oui je vais à Aix-les-Bains. Mais c’est juste pour euh…, parce que comme je l’ai expliqué, on veut prendre un peu de bon temps, faire du sport. » Comme l’ont montré par ailleurs Michèle Ferrand, Françoise Imbert, et Catherine Marry, les filles peuvent renoncer à des ambitions scolaires ou professionnelles et à des voies royales », préférant, comme ici les normaliennes sportives, prolonger la polyvalence de leurs capitaux scolaires et sportifs. Car, comme le font remarquer ces sociologues à propos des normaliennes scientifiques Certes, ces choix qu’elles expriment en termes d’attirance ou de goût pour une discipline ou une profession donnée peuvent être lus comme l’effet de l’intériorisation d’un habitus sexué. Mais le refus qu’elles expriment souvent d’un investissement exclusif dans les maths et la physique, la volonté de maintenir une formation plus diversifiée ne traduisent-ils que la lucidité des dominés à l’égard des jeux des dominants, alors que la soumission à la logique de l’excellence est par ailleurs incontournable pour les dominants, en l’occurrence les garçons ? [49] » 32Le troisième argument réside dans la conciliation de l’activité professionnelle avec la vie familiale. Ces projections professionnelles faites puisque l’enquête ne permet pas de dire si elles seront réalisées peuvent-elles être dissociées des représentations de ce qui les attend » objectivement, c’est-à-dire de leur futur rôle de femme-épouse-mère à plus ou moins court terme ? Ainsi, Célia, qui hésite entre prendre un poste d’enseignante et continuer en master veut dans tous les cas continuer l’équitation qu’elle tient à privilégier » ; elle reprend en fait à son compte les représentations paternelles d’un métier convenant à une femme » Papa, je pense que le côté sportif chez une fille, cela ne lui déplaît pas. Le côté enseignante d’EPS, je pense qu’il voit cela comme un bon débouché pour sa petite fille, je pense qu’il voit cela comme un papa qui a une vision assez traditionnelle des relations dans le ménage où la femme s’occupe plus de ses enfants et reste au foyer, même si, bien sûr, il s’occupe de nous, mais je pense qu’il se dit que cela me laisserait du temps pour avoir une vie de famille, pour pouvoir continuer à monter à cheval, donc lui voit plus l’épanouissement total. » Mauranne qui a toujours voulu être prof d’EPS, le côté éducatif, grande famille » précise Je suis l’aînée, donc la maman s’occupe plutôt des petits. J’ai été très influencée par ça et j’ai du mal à m’en détacher, parce que c’est bien pour vivre, enfin je pense que ça fait avancer » ; elle présente en effet un avenir professionnel ayant intégré cette future vie de famille J’aimerais bien comme mes parents avoir des enfants et pouvoir m’en occuper, donc c’est vrai que, enfin je pense que c’est plus facile avec un travail de prof qu’avec un métier de chercheur, ça c’est un point de vue personnel, je pense que si vraiment j’ai un domaine de recherche qui me passionne, j’aurais du mal à arrêter quoi… Enfin, dans mes choix de vie, j’aimerais bien me marier, avoir des enfants. Je sais que c’est compatible, de la même manière que je voulais être professeur d’EPS et j’ai passé un bac littéraire, je savais que ça… enfin c’était compatible ; moi j’ai vraiment envie d’avoir un peu plus de trois ou quatre enfants et donc voilà je sais que les quelques chercheurs que je peux voir ont un ou deux enfants donc… » On retrouve ici la thèse proposée par Marie Duru-Bellat pour rendre compte des orientations scolaires et choix professionnels des filles, soulignant que celles-ci ont appris à désirer ce qui les attend » elles savent que la gestion de la famille et du domestique leur reviendra plus tard et qu’il faudra rendre compatibles » ce qu’on nomme les deux journées de travail. Elles choisissent donc de s’orienter vers des emplois permettant cet autre investissement [50]. Mauranne semble avoir dû reprendre à son compte le projet sportif de son père en tant qu’aînée de surcroît et a fortiori parce que ce père est décédé, ce qui l’inscrit dans le même projet que sa mère et sa grand-mère avoir des enfants et choisir un travail en conséquence elle envisage d’arrêter de travailler pour les élever, comme ses grand-mère et mère se sont arrêtées pour élever leurs enfants. Et ce choix s’effectue malgré les incitations à l’excellence de l’encadrement de l’ENS On s’amusait à nous dire qu’on était des gens d’excellence, qu’il fallait qu’on fasse des super parcours, en allant à l’étranger, en faisant des post-doc, des choses comme ça. On peut se prendre la tête, mais en même temps on a un ou deux entretiens par an avec le directeur et celui qui nous suit, et là on expose notre projet personnel, notre projet professionnel. Et moi quand je leur ai dit que je voulais…, que je n’avais pas de grandes ambitions et de faire carrière ou quoi, et que je préférais enseigner, puis avoir une vie de famille, ils ont été très ouverts, voire très… surpris, ouais, très contents du projet ; alors qu’on aurait pu penser qu’ils me pousseraient. » 33Avec de tels arguments avancés pour justifier » leurs aspirations professionnelles, à savoir le temps libre laissé et/ou le projet de famille, non sans lien avec la division objective du travail domestique [51] et des rôles sociaux sexués dominants, ces normaliennes ont réduit leur champ des possibles professionnels, comme souvent le font les filles lors de leur choix d’orientation et malgré la socialisation reçue lors du passage dans l’ENS qui n’a, semble-t-il, pas modifié leur projet professionnel, ni la façon de s’y projeter. Comme les autres normaliennes [52], elles s’auto-excluent » de fonctions/positions prestigieuses, renonçant en quelque sorte à jouer en première personne dans la course aux honneurs, ayant en outre intériorisé les contraintes de la division sexuelle de toutes les formes de travail. Elles peuvent renoncer à ce qui est identifié comme les voies royales parce qu’elles mènent aux positions les plus prestigieuses ; elles y sont moins enclines » que les garçons, davantage poussés à avoir l’ambition d’accéder aux meilleures positions » comme nous l’avons montré, les conduisant à des logiques d’ascension de statut et de position quand les filles sont plus nombreuses à envisager de rester là où elles sont arrivées. Le poids déterminant des encouragements d’enseignant-e-s et camarades, la dévalorisation qu’elles expriment dans une plus grande hésitation à se préparer au concours d’entrée parfois qualifié de petit objectif personnel » et la posture qu’elles affichent en présentant l’agrégation comme une cerise sur le gâteau » montrent bien les mécanismes à l’œuvre. Les propos de cette normalienne illustrent ces arbitrages Je me suis mise en perspective le fait d’avoir deux vies complètement différentes entre être prof d’EPS à 20 heures par semaine et la possibilité de s’investir à côté dans des clubs ou faire de la recherche et s’investir à fond. Je me suis moins sentie euh…, vraiment une âme de chercheuse, donc ça, ça m’a un peu orientée [pour l’avenir], ça me plaît bien de travailler dans un établissement, donc d’avoir des classes normales » en EPS, puis des classes plus spécifiques. […] Le gros point positif, c’est aussi la qualité de vie, et puis de pouvoir s’investir si je peux reprendre l’entraînement dans un club de gymnastique rythmique en parallèle, c’est ce qui me plairait vraiment quoi. […] Ouais, c’est vrai que si on part en recherche, après il faut renoncer… » Et de fait, la réussite à l’agrégation amène, dans les trois années suivant l’obtention du concours, les filles bien plus souvent que les garçons à prendre un poste dans le second degré agrégées, 43 % des jeunes femmes enseignent dans un collège ou un lycée pour 32 % des normaliens agrégés et à l’inverse, elles sont moins nombreuses à intégrer l’enseignement supérieur que les normaliens 4 % pour 13 %.Conclusion atypiques et conformes à la fois34Les parcours de double réussite de ces normaliennes, en sciences et en sport, relèvent à la fois de l’atypisme et de la reproduction sociale. Certes elles n’ont pas opté pour les grandes écoles quand leur profil le leur permettait parce qu’elles ont réalisé des arbitrages en faveur des STAPS alors qu’elles étaient admises dans une classe préparatoire. Mais, le choix de